Partager pour se (dé)livrer…
Je ne serai pas l’unique propriétaire de mes livres, du moins je l’espère… L’idée même que ces ouvrages circulent, qu’ils ont été « semés » dans les maisons d’amis voire d’inconnus (en attente d’une nouvelle germination et de nouvelles floraisons), accompagne souvent le bonheur de les avoir aimés.
Les livres de ma bibliothèque personnelle, je ne les ai pas tous lus: certains attendent patiemment leur tour, d’autres se rappellent parfois à mon bon souvenir (en me tombant dessus, par exemple, ou profitant d’une actualité quelconque pour attirer mon attention), d’autres encore attendent ou appellent de nouvelles mains, de nouveaux yeux. Ceci ne m’empêche pas de continuer à m’en procurer ou d’en donner. Il m’arrive de choisir un livre parce que je le trouve beau, bien composé, d’une dimension qui me plaît ou que je considère comme matériellement «juste» — même si le contenu ne coïncide pas toujours avec la promesse de beaux atours. Certains ouvrages sont la promesse d’une rencontre à venir, nombreux seront des rendez-vous manqués…
Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours été fasciné par l’activité de lecture et le livre: que se passe-t-il dans la tête des gens quand ils lisent, ou regardent quelque chose? Vivons-nous la même expérience? Les mots et les images recouvrent-ils les mêmes réalités et les mêmes représentations? Depuis l’enfance, j’aime parcourir et me perdre dans les dictionnaires et les encyclopédies (il en existe de toutes sortes): on y découvre toujours des choses étonnantes et inspirantes. Outre une appétence personnelle, il est certain que mon histoire familiale, entre langue et culture arabes et françaises, a contribué au développement d’un goût pour cela. Avec toutefois cette urgence que connaissent beaucoup de bilingues défaillants d’essayer de trouver dans une langue ce qui manque dans l’autre et de finir par découvrir, avant la sérendipité numérique, ce que l’on ne cherchait pas et d’oublier les notions ou acceptions convoitées…
J’ai très tôt été fasciné par certaines productions qui ne s’accommodent que très difficilement des limites matérielles du codex, mais qui, se faisant, le réinventent quand même (livres avec mécanismes et tirettes, livres pop-up, flipbooks, livres d’artistes, etc.). Dans la même optique, la transposition/adaptation du contenu d’un médium à un autre m’intéresse aussi: pourquoi et comment faire d’un film, d’un blog ou d’autre chose, un livre ?
Pour autant je ne vois pas de contradiction entre l’amour de ces objets culturels millénaires et les remarquables potentialités des Technologies de l’Information et de la Communication, comme de tout ce que l’innovation technique permet, car elles renouvèlent et démultiplient ce qui a été longtemps l’apanage des livres seuls. Les nostalgiques — ceux qui parlent à regret d’un temps qui n’a jamais existé — oublient trop souvent que l’écriture, la littérature et le livre ont été, ils le sont encore, des instruments de haute technologie qui ne cessent d’évoluer.
Passée par différentes formes de médiation (orale, écrite) et par divers médiums (papyrus, parchemin, papier ou digital) —, la littérature n’est pas une chose ancienne et désuète, mais elle devenue un exercice de liberté et un acte de création qui s’adapte aux pratiques et supports émergents. Aujourd’hui encore la littérature, dans sa forme la plus répandue, nous permet «de voir ce que nous voulons voir et d’entendre ce que nous voulons » ainsi que l’écrit Fernando Pessoa (Erostrate, 1925).
Quant au livre, il est à l’image d’un cristal de glace : s’il est une forme parfaite pour un état donné de la connaissance et des arts, on peut convenir qu’il ne sied pas à toutes les formes d’information et d’œuvres. Pour de nombreuses créations passées, actuelles et même à venir, le livre (forme et fond) permet cependant d’exploiter, à moindres frais (économiques, cognitifs et symboliques), un extraordinaire capital multiséculaire qui ne cessera d’augmenter à la fréquentation de nouvelles formes et pratiques.
Dans mon usage de la littérature et du livre, tant professionnel que personnel, tous les outils techniques et toutes les technologies mis à ma disposition sont les bienvenus: les bibliothèques numérisées, les œuvres comme les créations accessibles sur le Net, c’est un monde fascinant où j’aime me perdre comme dans un dictionnaire (qui lui aussi est dorénavant en ligne). Et si je choisis souvent mes ouvrages pour un contenu plus qu’une forme — j’ai une bibliothèque numérique qui ne cesse d’augmenter, qui m’accompagne partout et que je sonde souvent à coups de mots clés —, les livres anciens exercent une certaine fascination narrative sur moi. Miroirs de leur temps, les livres s’enrichissent au gré des siècles des histoires de leurs propriétaires qui n’hésitent pas à y laisser leurs empreintes (reliure, ex-libris, notes, dédicaces…).
Tous les livres, quand ils sont partagés, assurent un lien entre les êtres: ils sont aussi importants qu’une place à notre table offerte à l’inconnu(e), qu’un feu autour duquel se réunir quand l’obscurité nous encercle. Ils disent notre besoin d’être et de tenir ensemble.
Sofiane Laghouati
How can literature still arouse meetings and dialogues, and draw an imaginary territory for a time? Can books and their by-products keep on weaving a common space if time is taken to highlight them and give them the conditions for a vivid existence, realised now and without inhibition? How can a neighbourhood be a living library?
Corpus Quartier is an experiment that gathers artists, activists and stakeholders of the territory. On this occasion, readings, workshops and performances will serve as levers and pre-texts to have fun and get a hold of literature, a legacy that is always being invented.
Readers, authors, publishers, members of the audience, visitors, inhabitants and neighbours will be invited to join the various venues where will occasionally take place an exhibition-performance (Corpus Béton), an excursion (Corpus Choral), a sound installation (du lieu à la ligne), a workshop (l’art comme expérience), a headset-only performance (lectures électriques), an exhibition of books as objects, and other spontaneous meetings… From the galleries to the Hangars, an occasional, literary occupation of the neighbourhood will be started, that will no doubt set off unexpected thoughts and reflections.
Comment la littérature peut elle encore susciter rencontres et dialogues et dessiner pour un temps un territoire imaginaire ? Comment le livre et ses dérivés continuent de tisser un espace commun dès lors que l’on prend le temps de les mettre en lumière et de leur donner des conditions d’existence vivante, incarnée au présent et décomplexée ? Comment le quartier peut il déjà être une bibliothèque vivante ?
Corpus Quartier est une expérience rassemblant artistes, activistes et acteurs du territoire. Lectures, jeux, ateliers, performances seront pour cette occasion autant de leviers et de pré-textes pour s’amuser et se saisir de cet héritage en permanente invention que constitue la littérature.
Lecteurs, auteurs, éditeurs, spectateurs, visiteurs, habitants et voisins seront invités à rejoindre les différents espaces occupés ponctuellement par une exposition-performance (Corpus Béton), un parcours (Corpus Choral), une installation sonore (du lieu à la ligne), un atelier (l’art comme expérience), une performance sous casque (lectures électriques), l’exposition de livres objets et d’autres rendez-vous spontanés … Des galeries aux Hangars, c’est une occupation littéraire ponctuelle du quartier qui sera engagée et pourra sans doute susciter échos et rebonds inattendus.
Sara Amari, Laurie Bellanca, Camille Boisaubert, Benjamin Chaval, Léa Drouet, Werther Gasperini, Valérie Lebrun, Gabriel Nahoum, Emmanuelle Nizou, Marine Penhouet , Elise Peroi, Céline Pévrier, Maud Soudain, Arnaud Timmermans, David Zagari
Parcours in collaboration with :
▶ Hypercorps, rue Pletinckx 60B
▶ Le Hangar de la Senne, rue de la Senne 88
▶ ZSenne, rue Anneessens 2