Text by Septembre Tiberghien
In the now-famous Inside the White Cube; The Ideology of the Gallery Space, Brian O’Doherty tells an entertaining tale, featuring two characters of late modernism: the eye and the spectator¹. To the eye he attributes the qualities of a chic collector, a little stuffy, whereas the spectator is the equivalent of a vulgar tourist. The first is said to have seized the pictorial plane in order to raise it to the level of noble art; the second, with his gangly body, is said to have inadvertently stumbled into collage, precursor to environment and the happening. Although the two companions are fond of each other, there nevertheless remains a form of competition between them. The eye looks down on the spectator for his popular ignorance and conversely, the spectator treats the eye as a stubborn bourgeois, isolated in his ivory tower. Neither of them is very receptive to the upheaval then experienced by the art world. Yet they would have every interest in getting along. Because only in this alliance between the body (the spectator) and the mind (the eye), can be born a different art, as much a carrier of sensations as of new intellectual approaches. In reality, concludes the author, it is of this improbable union that performance and body art was born.
It was during a meeting with Justine Bougerol and Yoel Pytowski that I remembered this funny story. Both of them were struggling to explain to me their project mid construction, while we were curiously gathered around a gaping hole, which would soon be filled with water. There was almost nothing to see. And yet, they believed wholeheartedly in their vision. I asked them what separated their practices and could potentially come into conflict or tension. Their response surprised me: whereas at the beginning it was a question of narrative, fiction, of the imagination to build or to deconstruct, which proves indeed a common characteristic to their two approaches, the difference appeared at the level of the positioning of the spectator’s body in space. The devices developed by Justine are generally understood in a frontal way and require a fixed point of view, often monofocal. Yoel, meanwhile, works on different architectural registers to create immersive environments, where the body is taken into account in its entirety and goes as far as dictating the course or circulation within space.
And so, what other name than performance could be given to this act of investing within the space of a gallery for three weeks transforming it from top to bottom, in the addition of a false floor (unless it is a false ceiling) with carpet, white partitions, and a window at the end of an inaccessible corridor? If it is true that the public were not invited during the process of metamorphosis, those who follow the space and the neighbours would be able to confirm the physical investment of the two artists and their cohort of assistants during the unveiling of the final work. But if we put this accomplishment to one side to linger for a moment on the product of this collaboration, which is certainly more than an addition of point of view and skills, what do we see? That the nature of the initial differences created a bond, a fluidity. Water enters the architectural spaces in an invasive way. It appears where we did not expect it to. The ensemble evokes a surrealist painting, unequivocally Belgian. But it is a living painting, which can be observed from outside of the window (the night of the opening, for example), as well as from inside, if one has the courage to venture on to the gangways. From the farthest to the nearest, there are several pictorial planes that succeed one another and merge into a single image. And as soon as you enter this closed space, you become actor of all that takes place there. Now the real performance begins! Except that this time, it is no longer the artists who perform, but the participants themselves. What strange reversal are we presented with here? This representation of a new genre, halfway between a stage set and a life sized maquette, questions our spatial perceptions and equally invites us to re-examine our aesthetic understandings. There is no doubt that the invitation of Hypercorps to this young duo of artists has been an incentive to explore other types of formal and contextual relationships, allowing each to project beyond the limits of their own subjectivity.
¹ Brian O’Doherty, “L’oeil et le spectateur” in White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, JRP Ringier, Maison rouge, 2008. P. 61-92. Original text entitled “Inside the White Cube: The Eye and the Spectator” was published in Artforum 14, no8 (April 1976), p. 26-34.
Texte par Septembre Tiberghien
Dans le désormais célèbre White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, Brian O’Doherty raconte une fable amusante, mettant en scène deux personnages du modernisme tardif : l’oeil et le spectateur¹. Il attribue à l’oeil les qualités d’un collectionneur chic, un peu guindé, tandis que le spectateur serait l’équivalent d’un vulgaire touriste. Le premier se serait emparé du plan pictural pour le hisser au rang d’art noble ; le second, avec son corps dégingandé, serait tombé comme par mégarde dans le collage, ancêtre de l’environnement et du happening.
Si les deux compères s’affectionnent, ils entretiennent néanmoins une forme de compétition. L’oeil méprise le spectateur pour son ignorance populaire et inversement, le spectateur traite l’oeil de bourgeois rétif, isolé dans sa tour d’ivoire. Ni l’un ni l’autre ne se montre très réceptif au bouleversement que connaît alors le monde de l’art. Pourtant, ils auraient tout intérêt à s’entendre. Car de cette alliance entre le corps (du spectateur) et l’esprit (l’oeil), ne peut naître qu’un art différencié, porteur de sensations autant que de nouvelles conceptions intellectuelles. En réalité, conclut l’auteur, c’est bien de cette union improbable que naquit la performance et le body art.
C’est lors d’une rencontre avec Justine Bougerol et Yoel Pytowski que je me suis remémorée cette histoire cocasse. Tous les deux s’escrimaient à m’expliquer leur projet en plein chantier, alors que nous étions curieusement réunis autour d’un trou béant, qui allait bientôt être rempli d’eau. Il n’y avait pour ainsi dire rien à voir. Et pourtant, ils croyaient dur comme fer à leur vision. Je leur demandais ce qui différenciait leur pratique et pouvait potentiellement entrer en conflit ou en tension. Leur réponse me surprit : alors qu’au départ il était question de récit, de fiction, d’imaginaire à construire ou à déconstruire, ce qui s’avère en effet une caractéristique commune à leurs deux démarches, la distinction apparaissait au niveau du positionnement du corps du spectateur dans l’espace. Les dispositifs mis au point par Justine s’appréhendent généralement de manière frontale et requièrent un point de vue fixe, souvent monofocal. Yoel, quant à lui, travaille sur différents registres architecturaux afin de créer des environnements immersifs, où le corps est pris en compte dans sa globalité et va jusqu’à dicter le parcours ou la circulation dans l’espace.
Or, quel autre nom que performance pourrait-on donner à ce geste qui consiste à investir l’espace d’une galerie durant trois semaines pour le transformer de fond en comble, en y ajoutant un faux plancher (à moins que ce ne soit un faux plafond) avec de la moquette, des cloisons blanches, ainsi qu’une fenêtre au bout d’un couloir inaccessible ? S’il est vrai que le public n’était pas convié durant le processus de métamorphose, les habitués du lieu et les voisins pourront attester de l’investissement corporel des deux artistes et de leur cohorte d’assistants lors du dévoilement de l’oeuvre finale. Mais si on laisse de côté l’exploit pour s’attarder encore un moment sur le produit de cette collaboration, qui est sans doute plus qu’une addition de point de vue et de compétences, que constate-t-on ? Que la nature à priori différentielle crée du liant, de la fluidité. L’eau pénètre les espaces architecturés de manière invasive. Elle apparaît là où on ne l’attendait pas. L’ensemble évoque un tableau surréaliste, belge, sans équivoque. Mais c’est un tableau-vivant, qu’on peut observer depuis l’extérieur de la vitrine (le soir du vernissage, par exemple), comme de l’intérieur, si on a le courage de s’aventurer sur les passerelles. Du plus lointain au plus proche, ce sont plusieurs plans picturaux qui se succèdent et fusionnent en une seule image. Et sitôt qu’on pénètre cet espace clos, on devient acteur de ce qui s’y passe. Voilà que la véritable performance commence ! Sauf que cette fois-ci, ce ne sont plus les artistes qui se donnent en spectacle, mais bien les participants eux-mêmes. Quel étrange retournement donne-t-on ici à voir ? Cette représentation d’un genre nouveau, à mi-chemin entre un décor de théâtre et une maquette à l’échelle 1, interroge nos perceptions spatiales et nous invite également à réexaminer nos conventions esthétiques. Nul doute que l’invitation lancée par Hypercorps à ce jeune duo d’artistes ait été un incitatif à explorer d’autres types de rapports formels et contextuels, permettant à chacun de se projeter au-delà des frontières de sa propre subjectivité.
¹ Brian O’Doherty, « L’oeil et le spectateur » dans White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, JRP Ringier, Maison rouge, 2008. p. 61-92. Le texte original, intitulé « Inside the White Cube: The Eye and the Spectator » est paru dans Artforum 14, n°8 (avril 1976), p. 26-34.
Justine Bougerol
Yoel Pytowski
16.12.2017 – 03.02.2018